Je vous parlais de cette nouvelle en juin, puis de la genèse de son écriture il y a quelques semaines sur le post : L'histoire derrière la nouvelle - Au bord du chemin.
Voici publiée ci-dessous la version complète écrite pour le concours Lire Magazine / Librinova, sous le parrainage de l'auteur Miguel Bonnefoy. Selon la consigne, elle commence par la première phrase de Salammbô, de Gustave Flaubert.
Au bord du chemin
« C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar... »
Il n’y avait plus rien. Rien que des arbres étêtés, des jardins calcinés, un village en ruines et son cœur en morceaux.
Deux, trois maisons le toit à demi écroulé les vitres cassées la porte d’entrée entrouverte sur quelques meubles oubliés, témoins d’une vie passée.
Et tout autour, comme un fait exprès, pendant brillant à sa douleur : la beauté. Le soleil brûlant sur ses cheveux sur ses épaules, le ciel plus bleu et plus haut que jamais dans lequel se découpent les troncs noircis des cyprès, dérisoire alignement au milieu du néant. Les oiseaux dont l’espèce a survécu chantent dans le vent tiède la vie retrouvée, qu’en est-il de son passé ?
Toute trace de végétation luxuriante, d’architecture fastueuse, d’animaux exotiques disparus depuis des siècles, n’existe plus que dans le roman de Flaubert. Salammbô a retrouvé sa maitresse Tanit parée du voile sacré, et promène à présent sa beauté hiératique, pure et dangereuse, dans d’autres contrées.
Avec insistance, persévérance, les instances politiques et culturelles successives, avaient à partir de plans anciens ou bien fantasmés, au fil des années tenté de recomposer, de replanter, de réhabiliter, de - pourquoi pas - reconstruire le site antique. La guerre a achevé d’anéantir ces prétentions. Impossible, se dit-elle, de ressusciter la poésie : cette alchimie d’opulence, de raffinement et de mystère ne renaîtra jamais.
Le palais de plusieurs étages dominant la mer, ne bruisse plus des conversations à voix basse sur ses terrasses en paliers, sous les plafonds de rouge, de noir et d’or peints, éclairés à intervalles réguliers du reflet mouvant des lampes à huile. Le lourd parfum de menace, plus fort que l’encens et la myrrhe réunis, tapi derrière les tentures venues du bout du monde, a fait exploser les bassins, les temples, les terrasses, les statues des dieux - tout, des remparts séculaires aux murs des chambres les plus secrètes. Éparpillées, les monnaies d’or, d’argent et d’airain, les métaux précieux les pierreries, l’ambre et les perles, les parfums rares les poisons mortels dont les entassements, jadis, gardaient secrètes la richesse et la puissance du Suffète.
L’univers d’Hamilcar restera pulvérisé dans les strates du passé. Elle en ressent néanmoins la présence. Tout se mélange dans sa tête. L’antiquité et la période actuelle, la vie d’autrui et la sienne. Par quel sortilège ?
Dans un même élan d’anéantissement, la puissante ville de Carthage tout entière a été reléguée aux livres d’histoire, jusqu’à Mégara, jusqu’à l’immense phare dressé à l'orée du port. Son feu soutenu a cessé de guider les navires dans la nuit, d’annoncer de sa prestance le pouvoir de la ville, d’implorer les dieux en faveur d’hommes trop ambitieux.
À l’image de son ennemie d’autrefois, la nouvelle capitale blanche et ocre, sise entre les eaux miroitantes aux reflets émeraude du lac et du grand bassin, a pour moitié disparu dans l’ultime conflit, stoppant ainsi une expansion galopante vers le site, en direction du village. Derrière la colline de Byrsa, à quelques encablures la Méditerranée se tient invisible. En fermant les yeux, dans le fond de l’air Leah en devine le parfum iodé. Son imagination, malgré cela, peine à se porter vers l’image des flots brillants, dont le bleu profond a toujours su la consoler. Comme si la poussière et la désolation avaient le pouvoir de recouvrir la mer.
Ses longs cheveux bouclés glissent au-dessus de sa taille, et dans leur brun profond, de légers fils argentés brillent dans la lumière de midi. Son corps déstabilisé retrouve par sécurité les postures de l’enfance. Une très légère oscillation en déplace le poids - jambe gauche, jambe droite, sans parvenir à décider laquelle lui permettra d’avancer. Seul ce léger mouvement inconscient la trahit. Au plus profond, son cœur bat la chamade, sa respiration se fait plus courte plus rapide, une infime crispation contracte sa mâchoire : les remous intérieurs se tiennent masqués par les efforts de sa volonté.
Que dire de ses pensées ? Elle les sent tourbillonner, mues par leur propre volonté, s’emmêler s’entrechoquer toutes époques confondues. Des souvenirs d’enfance, des rires, des jeux des pleurs des peurs, aussi, en côtoient d’autres, plus récents, plus précis.
Elle revoit le sourire de sa grand-mère devant le gâteau d’anniversaire en forme de croissant de lune, recouvert de tant de bougies. Le parfum du bouquet de roses de Damas au nombre assorti, embaume la tablée et de loin Leah observe, hypnotisée, la silhouette d’un lointain cousin, ombre jumelle de celle de son grand-père, depuis si longtemps disparue.
Dans le silence du grenier une autre fois elle erre avec son frère à la recherche d’un écho, d’un élan indéterminé, touchant du bout des doigts ici une nappe mitée, là un berceau d’enfant au pied cassé. Le sol aux lattes de bois séché par la chaleur et les années, craque sous leurs pas comme pour réveiller les fantômes du passé.
Dans le jardin, un autre été, le ventre arrondi sous une robe croisée, elle dispose en cercles concentriques de petites figues violettes sur le fond de pâte sablée parfumée à la fleur d’oranger, avant de les arroser d’un filet de miel, de quelques grains de grenade, ainsi que le faisait avant elle son aïeule.
Chaque pierre du mur chauffé au soleil, chaque tintement de clochette au dos de la porte d’entrée en bois brun et volutes cloutées, chaque fleur des lauriers-roses sur la terrasse, tout, tout vibre à l’unisson, elle, compris, d’un lieu affranchi du temps.
La longue robe noire enfilée aux aurores ce matin, répand autour de ses chevilles, depuis le drapé sous la poitrine, selon sa posture les plis souples d’un tissu à la fois fin et opaque. En contraste de cette légèreté, la couleur lui semble attirer la chaleur du soleil, brûlante aux bordures du cou et des bras.
Sa main passe par habitude entre ses clavicules, au bout de la chaine de larges mailles dorées, où glisse au rythme de ses mouvements, une médaille ancienne. De profil, la déesse aux traits fins, les cheveux relevés attachés par des rubans en une coiffure élaborée, l’ombre d’un fin sourire aux lèvres, projette une aura de mystère.
Que reste-t-il ici des années écoulées, des vies achevées ? De la maison encore invisible en contrebas, elle ne sait rien. Au bord du chemin, les arbres cachent les contours de ce qui, peut-être, est resté. Elle ne peut plus respirer. Le passé continue d’affluer. Elle se souvient comme hier des cris, des larmes. De l’épaisseur du silence qui avait suivi. De sa propre colère d’être ainsi chassée du paradis. De son paradis.
Aujourd’hui, quel inconnu cette bâtisse, si elle a résisté, pourrait-elle intéresser ? Deux pièces à vivre au rez-de-chaussée de deux bâtiments joints en forme de L, trois chambres à l’étage d’un côté, deux de l’autre, une décoration passée, un confort sommaire, beaucoup de travaux à envisager. Elle seule adore préparer les repas dans la minuscule cuisine ouverte sur la poussière des champs aux cultures abandonnées, se baigner dans la salle d’eau de l’étage avec vue sur le village, marcher jusqu’au vieux pigeonnier de brique où son chat aimait se cacher.
Le soleil s’est déplacé dans le ciel, à présent un rai de lumière sur ses pendants d’oreille en jaspe rouge, projette près du cou dans ses cheveux des reflets pourpres. Combien de temps est-elle restée là, immobile, à parcourir de ses yeux sombres l’horizon, ses prunelles tentant en vain à travers les longs cils recourbés, de poser sur un paysage en tous points différent, les images d’un environnement familier ?
La guerre a tout détruit, le village, le pays, son enfance, sa famille, un avenir tracé, ponctué de retraites au calme, entre ces murs. Parfois, tant ils continuent de résonner à toute heure du jour et de la nuit, elle ne sait plus si les combats ont eu lieu dans sa tête ou dans les rues de sa patrie. S’il lui aurait fallu laisser à sa mère le bébé, prendre les armes, venir défendre un groupe de maison perdues dans la campagne. Longtemps elle a cru cette distance, cette insignifiance, protectrice des siens dans un lieu reculé. Un lieu protégé dans ses pensées par ses souvenirs, protégé dans la matrice du temps chaque jour passé.
Infimes insignes d’une vie à servir la nation : une bleue une jaune une verte en vrac dans une boîte en carton, les décorations militaires de son père à titre posthume avaient fané. De ces armes honorifiques elle n’avait que faire et les avait laissées à sa mère. Si le choix lui avait incombé, libérée du jugement, indifférente à la décence elle aurait creusé la terre du petit cimetière pour les déposer sur le cercueil. Sa mère lui a interdit d’y aller modifier quoi que ce soit, compte les fleurs plantées, replace le portrait selon un angle prédéterminé, et ne manque pas de reprocher à sa fille, à chaque fois, d’avoir ainsi débarqué au dernier moment à l’enterrement. De son absence projetée en désintérêt pour toute forme de préparation - chants, musique, fleurs, hommage (n’a-t-elle en réalité rien à dire ?), jamais Leah ne lui dira la vérité, ce que ce jour-là en prenant la parole elle aurait craché. Son venin son dégoût tout ce qu’elle n’a pas oublié, au visage de la personne concernée, là au deuxième rang, concentré apitoyé recueilli, et puis quoi encore ?
— — Tu n’as rien compris ! Tu ne sais pas de quoi tu parles, tais-toi ! Criait-il encore alors qu’elle tournait les talons.
Était-ce une injonction ou bien un souhait ? Chaque mot l’avait ébranlée mais au fond, elle s’en tenait à sa propre vérité, au risque, sinon, de s’écrouler. Dans sa mémoire, persistent les hurlements de celui qui, le doigt tendu lui intimait l’ordre de partir, de sur le champ quitter les lieux, retourner chez elle et n’en plus revenir.
Au cœur d’un monde articulé autour de forces contraires en permanence instables, l’orient n’avait eu de peine, pour se défendre, pour trouver sa place et démontrer sa valeur, à basculer de nouveau dans la violence. Afin de souffler la République et ses alliés — le pouvoir, les combats ont anéanti les terres, les habitants — la vie, l’avenir, et tout autant l’Histoire —leur socle, leur identité, leur magie.
Chaque conflit oblige l’âme humaine à une profonde métamorphose. Qu’en sera-t-il des futures générations ? Leah, déjà, ne se sent plus impliquée. Elle hésite entre rester coûte que coûte sur la terre de ses ancêtres à laquelle elle est tant attachée, et l’envie de ne plus se sentir que citoyenne du monde, et partir. Monter sur un bateau se laisser bercer par les flots, traverser la mer, une mer, peu importe laquelle. Ressentir le roulis des vagues comme une métaphore entre raison et passion, les profondeurs de l’eau receler autant d’obscurité et de mystère que la condition humaine, chaque heure en accord avec les humeurs du ciel se sentir osciller entre peur et désir.
À présent que sa vie de famille n’est plus, opposer à la solitude en sa maison, la dilution dans la société la plus large.
Alors, oui, la maison se trouve là, en contrebas, peut-être, peut-être plus. Intacte, l’image de la bâtisse a toutes ces années accompagné ses doutes et ses peines, tenu sa main les dimanches pluvieux les nuits d’insomnie. Rien ne lui semble plus précieux.
Car enfin, à quoi lui servira de constater ce qu’elle est devenue ? La maison d’aujourd’hui ne lui ressemble plus. Ses derniers habitants n’étaient plus ceux d’antan, ceux qu’elle aimait sans réserve, ceux qui l’aimaient sans arrière-pensée.
Dans un espace métaphysique, le lieu d’hier et la femme d’aujourd’hui se rejoignent, unis encore quelques instants, dans un flottement entre le passé et le présent. Du paysage, quelque chose lui semble différent, comme si soudain elle voyait plus clair, saisie par la netteté des contours, l’abondance des couleurs, la clarté du jour. Une douceur inconnue, imprévue, enveloppe Leah. S’est créé entre elle et sa maison l’endroit où ne pas se quitter, le tableau dans lequel chacune de ses impressions, de ses sensations d’ici, sera toujours peint.
Se tenir là, au bord du chemin, ne lui apporte rien.
Le souffle du vent soulève dans son dos une mèche de cheveux, fait danser les feuilles de son arbre généalogique, aussi sacré à ses yeux qu’un sycomore héritier des jardins d’Hamilcar. Les racines de son arbre, elle en est certaine, se trouvent ancrées ici au plus profond.
Lentement, se tourne son pied droit. Depuis le sol, le long de ses jambes, de sa colonne vertébrale jusqu’au sommet de son crâne circule un fourmillement. La terre millénaire libère son énergie, reliant corps, âme et esprit en un flux invisible, vital.
En bas de la colline, Leah n’ira pas.
La maison de son enfance, ses pierres ses recoins sa terrasse et son petit jardin de l’autre côté de la route, restera inchangée dans le cocon de son souvenir, et elle, sera vivante, pour le moins.
Pourquoi s’imposer un face à face avec ce que son ancien refuge est devenu, puisqu’à tout moment sa mémoire en sent les parfums ? Le sable noir brûlé par le soleil, les branches de pin lancées dans le vent, le savon évaporé d’une chemise sur le fil, les épices grillées au fond d’une marmite, tous les arômes de l’enfance bien au chaud dans son cœur.
Une maison, un palais, un jardin : dans toutes les strates du paysage, de l’histoire, du réel, de la fiction, vivent les souvenirs où marchent de concert les personnes et les personnages, où le ciel sans cesse change de couleur, les fleurs s’ouvrent puis se fanent, dans les faubourgs de Carthage comme nulle part ailleurs.
Sophie Bollé-Blanic
Mai 2025
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