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19.10.25

L’enfant, passé, présent


         Comment l’enfant du passé reste-t-il présent en chacun de nous ? À quel point faut-il se contenter de l’adulte construit au fil des années, des expériences ? Le thème de l’enfance, transversal à plusieurs projets*, m’habite et m’interroge en permanence, cœur d’une sphère dans laquelle des idées s’agitent, s’entrechoquent et se multiplient. Ces questions trouvent résonance dans une lecture, un film, une remarque, pour enrichir la réflexion. 

 

         En ouverture de son roman Pas même le bruit d’un fleuve, Hélène Dorion intitule le premier chapitre d’une citation d’Alexandre Marc Oho Bambe (Prix Paul Verlaine de l'Académie française 2015: « Vivre, c'est suivre les traces de l'enfant qu'on a été ». Dans Neverland, Timothée de Fombelle part à la recherche d’un texte symbolique, lui aussi sur les traces de l’enfance. Son livre - à la fois roman, poésie, autobiographie avec une pointe de surnaturel, permet au narrateur de porter un regard sur l’enfant, de le frôler, de le côtoyer. Jusqu’où ? Cette observation en retrait pourrait suffire, par les sensations qu’elle (lui) permet d’éprouver, les souvenirs convoqués. En lisant ce livre, j’ai éprouvé cette impression ambivalente qui oppose l’envie de retrouver l’enfant que nous étions, à celle de le laisser partir. Plus que « retrouver l’enfant en nous », il s’agit de se souvenir que cet enfant existe, d’admettre son côté révolu, autant que de lui conserver une place. « Ce n’est pas grave que je me ride », a dit Sophie Fontanel dans la Grande Librairie, […] « en revanche j’essaie de garder l’intérieur juvénile. ».

         Les reprises musicales sont une source de surprise et de plaisir dont j’ai eu l’occasion de parler**. La découverte d’une cover du titre de New Order, « True faith », par George Michael, m’a amenée à réécouter la version originale, pépite pop fin des années 80 au rythme irrésistible. Si les paroles, selon les experts, relatent des expériences liées aux substances illicites, une phrase m’a interpellée : « My morning sun is the drug that brings me near, to the childhood I lost replaced by fear » (le soleil du matin est la drogue qui me rapproche de l'enfance que j'ai perdue, remplacée par la peur). En grandissant, en vieillissant, perd-on notre capacité d’avoir peur de rien ? Cette insouciance du jeune humain, empêché ni de penser ni d’agir ? L’impression de prendre confiance à travers les enseignements serait-elle illusoire ?

 

         À l’âge adulte perdons-nous cette volonté innée face à l’apprentissage, l’envie le culot de faire quelque chose de nouveau, de compliqué, ou bien tout simplement notre aptitude à nous réjouir des avancées ? Ne faudrait-il pas fêter les petites victoires, les cumuler pour les hisser à la hauteur des plus grandes ? Le rapport tâche simple / tâche complexe est aussi difficile à mesurer que le clivage adulte / enfant. Plusieurs mois, je me suis investie avec régularité pour tenter d’apprendre quelques mots d’allemand sur une application. À aucun moment la victoire de pouvoir commander à Berlin une curry wurst en espérant être comprise m’a effleurée. Pire, la possibilité qu’on me réponde dans la même langue m’a dissuadée d’essayer. 

 

         La force de chaque victoire est pourtant démultipliée par les efforts demandés. Combien de chutes de bleus de bosses et d’écorchures avant de s’élancer, d’enfin pédaler à vélo sans petites roulettes ? Combien de ratures de coups de gomme sur la feuille, de passage d’éponge sur l’ardoise avant de parvenir à tracer « au propre » comme disait la maîtresse, les lettres arrondies de son prénom (soulagement de ne pas s’appeler Marie-Alexandrine comme la voisine) ? Je me souviens un été avoir passé des jours entiers perchée à califourchon sur la barrière ronde et blanche de la maison de vacances, à déchiffrer lettre par lettre, mot par mot, Oui-oui et la voiture jaune, m’ouvrant ainsi grand la porte vers tous les livres du monde. Chaque succès apporte à l’enfant une sensation de réussite et une dimension de puissance affirmant « maintenant tout est possible ». 

 

         On a oublié, bien sûr, le premier pas chancelant, le premier « Maman » ou « Papa » après tant de « meumeu » ou « peupeupeu ». C’est pourquoi il est bon de noter, de se raconter, se rappeler. D’avouer à ma fille ainée licenciée en lettres, que son maitre de Petite section lui avait signalé que l’on dit « un pantalon » et non « un patilon » (je trouvais ça trop mignon pour la détromper), et rappeler à sa sœur en plein exercice de prononciation espagnole (Guadalajara, naranjas), que bébé elle savait dire « ki » et « wi », alors que l’assemblage des deux syllabes malgré les répétitions donnait « kouwi ».

 

         J’ai longtemps pensé que mon enfance s’était perdue à la fermeture d’une porte, en tournant le dos à un portail, à la perte d’une personne, d’un objet, d’une maison. Si ces séparations obligent à grandir, poussent un peu plus dans l’âge adulte, c’est me semble-t-il, leur accorder trop de pouvoir. Il y a une idée de résistance, de résilience, même, dans la faculté à ne pas laisser les événements (trop) nous changer. Rendre la vie responsable de nous avoir fermés, durcis, enlevé nos illusions et la force d’une certaine candeur, sonne pour moi comme un aveu de faiblesse.


    En réalité, à tout âge on peut s’y accouder, la sentir nous épauler : l’enfance est partout. Dans les souvenirs de nos parents, les rires de nos cousins et de la famille réunie. Une vielle photo ratée retrouvée au fond d’un tiroir, des doudous dans un placard, un dialogue de dessin animé (« Avez-vous vraiment un tapis volant ?? »), le son de cloche de la maison de famille, le parfum du clafoutis de ma grand-mère dans mon four.

Tout cela véhicule des sensations puissantes sur lesquelles s’appuyer, pour avancer. 


* Ma nouvelle : L’enfance en haut de l’escalier à lire en version brochée ou numérique sur KDP.

** « Écouter sa chanson », un texte sur l’intuition, à lire sur mon blog ou sur ma page auteure.

« Le petit caillou cœur », texte sur la mémoire, à lire sur le blog, ou sur ma page auteure.

Ma playlist « Covers », + de 13h de musique à écouter sur Deezer

 

Livres : Timothée de Fombelle, Neverland, L’Iconoclatse, 2017, Folio, 2019

Enid Blyton, Oui-Oui et la voiture jaune, Hachette collection Mini-Rose, 1966

Musique : New Order, True Faith, Factory, 1987

Émission : La Grande Librairie, France Télévision, 29 novembre 2023

Dessin animé : Les Aristochats, Walt Disney Productions, 1970


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